Interview for L'Express (France) - "Blue Jasmine" promotion

Elle arrive tout juste de Sydney et enchaîne les interviews dans un palace parisien, longue silhouette en tailleur-pantalon noir. Elle a retiré ses chaussures. "Excusez-moi, je suis fatiguée", dit-elle en s'allongeant sur le canapé.  
Cate Blanchett, vous êtes tout excusée. La star aux pieds nus, maman de trois petits garçons, cumule depuis quinze ans de grands rôles dans lesquels elle s'efface avec discrétion: ElizabethBob Dylan (I'm Not There), la reine des Elfes Galadriel (Le Seigneur des anneaux), ou Katharine Hepburn (Aviator), qui lui valut un oscar. 
Dans Blue Jasmine, trajectoire d'une bourgeoise de la Ve Avenue touchée par la crise économique et obligée de se réfugier chez sa soeur prolo, à San Francisco, la comédienne est au sommet. 

Qu'est-ce qui vous a attirée dans Blue Jasmine?
L'opportunité de tourner avec Woody, bien sûr ! J'ai accepté sans rien savoir du script ni de la distribution. Quand j'ai lu le scénario, j'ai eu hâte d'incarner cette femme désillusionnée, déprimée, brisée, qui rappelle la Blanche DuBois d'Un tramway nommé Désir. Le film la suit dans ses hauts et ses bas, surtout ses bas. 
Les personnages avec des failles sont-ils plus intéressants?
Cela dépend. Parfois, le plaisir de jouer vient de l'histoire. D'autres fois, du rôle. Ou bien des deux, comme ici. Woody Allen y montre tout son génie d'auteur dramatique. 
Les femmes de Blue Jasmine portent particulièrement sa marque: elles sont originales et bizarres. Ce que je trouve triste, chez Jasmine, c'est qu'elle évolue dans le royaume du fantasme. Elle s'est inventé un prénom, un personnage. 
Woody affirme que nous sommes tous ainsi: on s'invente des identités, que ce soit sur Internet, au travail, avec nos amis. Ce jeu de faux-semblants rend nos vies plus intenses, mais cela peut nous faire perdre conscience de la réalité. Le gouffre entre le moi intime et le moi public se révèle souvent violent, irréconciliable. 
Comment devient-on une héroïne de Woody Allen?
Fébrilement. J'ai passé beaucoup de temps avec Suzy Benzinguer, la costumière. On a réfléchi au look de Jasmine, aux vêtements qu'elle porterait pour travailler en tant que réceptionniste, au fait qu'elle absorbait beaucoup d'anxiolytiques et d'alcool. 
Ensuite, Sally Hawkins, qui interprète la soeur de Jasmine, et moi avons imaginé leur enfance, et puis je me suis lancée. De toute façon, un premier jour de tournage est toujours terrifiant. 
Jasmine représente une certaine idée de l'élégance?
Qui est éloignée de la mienne. L'élégance, pour moi, c'est trouver son propre style et ne surtout pas être esclave de la mode. Jasmine, elle, est dans l'apparence, dans le tourbillon des marques de luxe et tout ce que symbolisent les statuts sociaux. 
La mondanité est devenue une part d'elle-même, et lorsque, soudain, elle se retrouve sans ressources, elle ne sait plus qui elle est ni comment s'occuper. 
Quel est selon vous le message de Blue Jasmine?
Woody n'est pas vraiment un réalisateur à message. Je pense qu'il se voit plutôt comme un entertainer, mais il plante le décor de chacun de ses films dans un contexte spécial. 
Blue Jasmine, c'est la crise monétaire, la banqueroute des banques... Cela nous rappelle à quel point nous sommes fragiles, combien la société occidentale est matérialiste, traitée avec des médicaments. Et que la culture américaine est un cocktail d'ascension sociale et de chute vertigineuse. 
Est-ce que jouer, c'est apprendre sur soi?
Personnellement, je n'envisage pas la comédie comme une thérapie, plutôt comme une ouverture aux autres. On peut être acteur pour plein de raisons différentes. Moi, je le suis pour m'oublier. Quand je joue, j'avance sur un fil. 
Je trouve également fascinant le côté anthropologique de ce métier. Observer les habitants de l'Upper East Side, c'est regarder vivre les rois du monde, alors que la fracture entre les nantis et les autres ne cesse de grossir. C'est fou de se dire que le sac ultrachic de Jasmine représente l'équivalent du budget des costumes d'un film. 
On vous surnomme l'actrice caméléon. Quels sont vos acteurs de référence?
Des hommes, donc?
Je me sens reliée à eux, à leur présence, à leur intelligence, à l'entièreté de leur jeu. Mais j'aime aussi des actrices: Bette DavisAnna MagnaniIngrid BergmanGiulietta MasinaLiv Ullmann. Je ne dis pas que je voudrais être elles, mais je les trouve tellement formidables. 
Quels sont les points communs entre les personnages que vous avez interprétés? La mélancolie, l'énergie?
Peut-être. Je ne sais pas. J'aime diversifier mes choix, je n'ai pas de plan particulier en tête, je me laisse porter. Par exemple, Blue Jasmine est arrivé de nulle part. 
Pour moi, c'est d'abord le metteur en scène et l'histoire qui comptent. Le rôle arrive en dernier. Si points communs il y a, c'est inconscient de ma part. 
Vous avez codirigé le Sydney Theater Company avec votre mari, le dramaturge Andrew Upton. Quelle expérience en avez-vous retirée?
Un important savoir-faire. Une leçon d'humilité. Pendant presque six ans, nous avons travaillé pour le public et monté des pièces afin de réunir des talents qui, en Australie, travaillaient séparément. 
Nous avons cherché à produire des créations intéressantes et à construire des tournées internationales. Je suis assez fière de ce que l'on a fait. 
Parlez-nous des Bonnes, de Genet, que vous avez joué cet été avec Isabelle Huppert.
J'admire Isabelle. Elle est venue me voir dans Big and Small, au Théâtre de la Ville, l'an passé, on a réfléchi à un sujet, et Les Bonnes a semblé un choix parfait. 
En quoi vous a-t-elle surprise comme partenaire?
C'est une pile électrique. Une comédienne qui n'a peur de rien. 
Les actrices pointent souvent la difficulté de dénicher de beaux rôles. Qu'en pensez-vous?
Au théâtre, on peut mener plus facilement une longue carrière, mais on trouve aussi du travail au cinéma. Hélas, les actrices ont plus de mal que les acteurs pour passer à la réalisation notamment de grosses productions. A moins que ce ne soit pour raconter des histoires de femmes. 
J'aimerais qu'il y ait davantage de réalisatrices, la majorité des spectateurs sont quand même des femmes. 
Le réalisateur Shekhar Kapur, qui vous a dirigée à deux reprises, dans Elizabeth (1998) puis Elizabeth. L'âge d'or (2007), vous a décrite comme "candide et secrète, grégaire et solitaire, spirituelle et mélancolique". Etes-vous d'accord?
Euh, oui. [Silence.] Oui... oui. J'ajouterais peut-être timide. Je pense que cela prend un certain temps de savoir qui l'on est... Grâce à mon travail, on le saura tôt ou tard. 
On vous découvre ce mois-ci égérie du nouveau parfum de Giorgio Armani, Sì... 
Nous entretenons une longue relation et j'ai toujours aimé son stylisme. Giorgio m'a proposé, avec Sì, d'incarner l'idée d'une féminité moderne, positive, forte. A une époque où tout le monde dit non à tout, ça m'a fait plaisir de dire oui tout simplement. 
Vous avez embrassé à l'écran George ClooneyJude LawJohnny DeppBrad PittLeonardo DiCaprio...
Vous savez, je fais juste mon job... [Rires.]